Mise en garde : Avertissement sur le contenu : propos sur le racisme dans le milieu de la santé; problèmes de santé et psychiatrisation; utilisation de termes genrés.
Racisme du milieu médical envers les personnes noires : l’heure est au changement
Nous vivons à une époque sans précédent.
Depuis l’avènement de Black Lives Matter, l’un des plus importants mouvements de défense des droits de la personne de l’histoire récente, on ne peut plus ignorer les répercussions du racisme systémique sur la vie des femmes souffrant d’endométriose. Nous nous sommes entretenus avec trois membres de la communauté canadienne de l’endométriose au sujet du lourd tribut associé à cette maladie.
Casandra, une femme de 32 ans, n’est pas étrangère aux effets dévastateurs du racisme dans le milieu médical. Comme tant d’autres, elle souffre des symptômes révélateurs de l’endométriose depuis l’âge de 12 ans. Cependant, elle a dû attendre près de 15 ans avant d’entendre parler de cette maladie pour la première fois. Elle a souffert le martyre pendant des années. Aujourd’hui, elle croit que le stéréotype de la femme noire forte nuit à la façon dont le personnel soignant traite les maux des patientes noires, surtout celles atteintes d’endométriose.
« On s’attend presque à ce que nous tolérions mieux la douleur ou que nous finissions par nous y faire parce que nous sommes des femmes fortes ou avons toujours été perçues comme telles, affirme-t-elle. J’ai eu à me battre avec énergie contre des médecins racistes et le système qui me disaient que ma douleur était moins importante que celle de personnes blanches. »
« J’ai eu à me battre avec énergie contre des médecins racistes et le système qui me disaient que ma douleur était moins importante que celle de personnes blanches. »
Et son cas n’est pas isolé.
Denise, 40 ans, pense que le stéréotype de la femme noire forte a lourdement influencé le traitement qu’elle a reçu. « J’ai parfois l’impression que mon médecin ne me croit tout simplement pas parce que je ne baisse pas les bras et que je m’efforce de faire bonne figure, explique-t-elle. Ce n’est pas parce que ma description de cette douleur invalidante ne correspond pas aux critères de la médecine que je n’ai pas droit à un peu de compréhension et d’empathie. « Peut-être parce que je suis noire, les médecins ne croient tout simplement pas à ma douleur. »
Des diagnostics retardés
Non seulement les patientes noires vivant avec l’endométriose voient leur douleur ignorée, mais elles se heurtent à un système qui ne les comprend pas. Ce n’est pas d’hier que la douleur des femmes est ignorée ou balayée par la médecine, une situation qui contribue à l’extrême lenteur des diagnostics d’endométriose.
Au Canada, il faut compter en moyenne de sept à neuf ans pour recevoir un tel diagnostic. Et si la patiente est noire, la probabilité d’obtenir un diagnostic est pratiquement réduite de moitié. Casandra a souffert en silence pendant 18 ans avant de rencontrer un chirurgien compétent qui lui a fait une laparoscopie de près de six heures pour retirer les lésions qui recouvraient un uretère, fusionnaient sa vessie et ses intestins, et ont bien failli lui coûter un rein.
Harriet** a reçu un diagnostic d’endométriose en 1990, à l’âge de 26 ans, à la suite d’une laparoscopie diagnostique. Cela faisait alors 15 ans qu’elle présentait de « mystérieux » symptômes. Et elle a dû attendre 13 autres années pour recevoir le diagnostic complet : endométriose extrapelvienne. Trois années encore se sont écoulées avant qu’elle ne subisse l’ablation des tissus qui enveloppaient son uretère gauche.
Malheureusement, il existe peu d’études sérieuses sur les recoupements entre l’origine ethnique et l’endométriose, recoupements qui peuvent pourtant contribuer à ces délais inacceptables. Au cours d’un examen de routine en décembre 2015, Denise a fait part à son infirmière d’essoufflements et de saignements au niveau du nombril. Plus tôt dans l’année, elle avait signalé à son généraliste que ses règles semblaient plus abondantes que d’habitude et qu’il serait peut-être bon qu’elle voie une ou un spécialiste en obstétrique et gynécologie. « Il m’a dit que ce n’était pas nécessaire; la plupart des femmes noires souffrent de fibromes et de kystes [utérins], se souvient-elle. J’ai eu l’impression qu’il balayait mes questions du revers de la main. »
Il n’est pas rare que les patientes noires se fassent dire que leurs symptômes sont causés par des fibromes ou des kystes utérins, puisqu’elles sont trois fois plus à risque de développer ces tumeurs bénignes que les patientes blanches. Une étude indique même que l’endométriose peut se traduire différemment chez les patientes noires et recommande d’approfondir les recherches pour mieux comprendre cette réalité.
Il s’est avéré finalement que Denise souffrait d’endométriose thoracique et ombilicale aiguë. Depuis, elle a subi deux opérations chirurgicales majeures pour y remédier. Rencontrer un obstétricien-gynécologue à l’écoute et au fait de sa maladie l’a aidée à éviter d’interminables consultations avec des médecins qui réfutent sa douleur. Elle se bute tout de même au racisme des généralistes qui connaissent mal, voire pas du tout, l’endométriose et la santé des femmes noires.
Attitudes racistes envers la douleur
Selon une étude de 2016, 40 % des étudiantes et étudiants en médecine de race blanche entretiennent de fausses croyances sur les différences biologiques fondées sur la couleur de la peau, dont les suivantes :
- Les terminaisons nerveuses des personnes noires sont moins sensibles que celles des personnes blanches;
- La peau des personnes noires contient plus de collagène (c.-à-d. qu’elle est plus épaisse) que celle des personnes blanches;
- Les personnes noires ont un meilleur système immunitaire que les personnes blanches.
Ces fausses croyances alimentent en grande partie les préjugés silencieux dans le système de santé. Résultat : les patientes noires sont moins susceptibles de se voir prescrire des analgésiques. Comme la douleur est le symptôme le plus courant de l’endométriose, ces patientes sont abandonnées à leur souffrance.
Denise prend actuellement du Naproxen, un anti-inflammatoire non stéroïdien connu de beaucoup de femmes vivant avec l’endométriose. « Mon médecin me parle toujours de solutions de rechange aux analgésiques, raconte-t-elle. Ses questions me mettent mal à l’aise. C’est comme si c’était mal de prendre des antidouleurs. Je sens de la réticence de sa part quand j’essaie de lui parler d’analgésiques. Je n’ai jamais eu de problèmes avec la gestion des analgésiques, mais j’ai tout de même un drôle de sentiment chaque fois que nous discutons de mon besoin de prendre quelque chose pour apaiser la douleur. »
Au début des années 1990, époque où Harriet apprenait à composer avec des douleurs chroniques et un nouveau diagnostic d’endométriose, elle s’est rendue maintes fois aux urgences, où elle a dû subir des examens pelviens à répétition, sans analgésique, malgré les notes de son généraliste. Elle a également été admise à plusieurs reprises dans des unités de psychiatrie, a dû prendre des médicaments et subir des interrogatoires, et a reçu de multiples diagnostics de syndrome de la douleur chronique. Finalement, elle a vu un urologue qui a pris le temps d’examiner la longue liste de ses symptômes et de lui faire passer le simple test de la fonction rénale dont elle avait besoin depuis près de 30 ans.
« C’est le seul spécialiste noir que j’aie rencontré pendant tout ce temps et qui a pris la peine de m’aider au lieu de me stigmatiser et de me dire que je “somatisais”; ou encore — ma réponse préférée — que je “cherchais à attirer l’attention“, se remémore-t-elle.
Les expériences comme celles de Denise et d’Harriet ne sont pas rares chez les patientes noires qui cherchent à voir leur douleur soulagée ou du moins reconnue. Or, ce racisme inconscient a de graves conséquences sur leur santé mentale et physique.
Obstacles liés à la santé mentale
Quiconque souffre des aléas quotidiens de l’endométriose sait à quel point cette maladie peut miner la santé mentale. Les femmes atteintes d’endométriose présentent un risque accru d’anxiété et de symptômes dépressifs, des difficultés qui peuvent influencer grandement la façon dont elles cherchent à se faire soigner.
Les femmes atteintes d’endométriose présentent un risque accru d’anxiété et de symptômes dépressifs.
Selon la Black Mental Health Alliance, les personnes noires sont nombreuses à craindre que leurs légers symptômes dépressifs ou anxieux soient vus comme des signes de « folie » par leur entourage. Aussi, elles hésitent à parler de santé mentale avec leurs proches, et plus encore avec les spécialistes de la santé. Une étude de 2018 basée sur une population indique par ailleurs que les homicides commis par la police ont profondément fragilisé la santé mentale et le bien-être des personnes noires. Ce seul fait paralyse la volonté de la population noire de s’ouvrir sur les questions de santé mentale. Chaque fois que des problèmes de santé mentale et physique s’entrecroisent, comme c’est très souvent le cas, la peur de la discrimination raciale agit comme un bâillon qui incite les gens à garder le silence.
Inversement, lorsque des patientes et patients noirs évoquent des symptômes comme des douleurs chroniques, des nausées ou des étourdissements, ils sont rarement pris au sérieux sous prétexte qu’ils sont anxieux ou dépressifs, comme ce fut le cas pour Casandra.
« Les doigts de mes deux mains ne suffisent pas pour compter le nombre de médecins qui ont fait fi de mes symptômes, dit-elle. Ils m’ont dit que j’étais juste “déprimée”. Mais qui ne le serait pas au bout d’un an sans soutien? Ce n’est pas pour autant la cause de ma douleur. J’aurais aimé ne pas avoir à supplier sans cesse les médecins de m’écouter et de me prendre au sérieux. »
Elle a touché le fond lors de sa convalescence postopératoire. Comme elle n’était pas prête à obtenir son congé en raison de sa douleur et de son incapacité à uriner, elle est restée à l’hôpital pendant cinq jours, une expérience qu’elle n’est pas près d’oublier.
« Je n’ai pas eu la possibilité de me laver pendant les trois jours qui ont suivi mon opération. J’ai fait assez de tapage pour qu’on finisse par m’apporter une bassine avec de l’eau et du savon et qu’on me laisse me débrouiller toute seule, raconte-t-elle. Je ne pouvais pas me lever, encore moins faire ma toilette. Quand j’ai appuyé sur le bouton pour demander de l’aide, l’infirmière asiatique de garde (parce que le racisme envers les Noirs n’est pas l’apanage des Blancs) est arrivée en criant que je n’étais pas sa seule patiente et qu’elle était trop occupée pour m’aider. »
« Plus tard, cette même infirmière m’a fait sortir du lit et m’a dit que mes draps sentaient mauvais. J’ai dû attendre la visite de ma mère pour qu’on m’aide à me laver. On a ignoré mes demandes répétées pour voir une travailleuse sociale. Je me suis sentie terriblement seule et perdue quand j’ai vu l’infirmière traiter ma voisine de chambre blanche avec bienveillance et compassion. J’ai eu l’impression de ne pas compter, de ne pas être humaine. »
Pour sa part, Harriet souffre toujours de dysthymie et de stress post-traumatique. Elle est complètement isolée et ne bénéficie d’aucun soutien affectif. « Je me suis fait engueuler par le personnel soignant, qui m’a dit que si je n’étais pas satisfaite de mon traitement, je n’avais qu’à demander l’aide médicale à mourir, se souvient-elle. Ce n’est pas humain comme traitement! Le chirurgien qui m’a opérée à 6 reprises en 11 ans a appelé la police et lui a dit que j’étais suicidaire parce que j’avais fondu en larmes au téléphone devant le refus de sa réceptionniste de me donner un rendez-vous. Je voulais tout simplement connaître les résultats de mon test de la fonction nerveuse. On m’a sortie de mon appartement et fait attendre 16 heures aux urgences sous surveillance, sans m’autoriser à aller aux toilettes, même si on savait que j’avais des problèmes de santé mentale et des antécédents de stress post-traumatique attribuables à la négligence et aux mauvais traitements du personnel médical. »
Le plus difficile dans tout ça?
« Voir mon enfant miracle dans un profond état d’anxiété et de rage à cause de la discrimination et des mauvais traitements que j’avais subis. »
Faire place à l’expérience des personnes noires
Les femmes à qui nous avons parlé s’accordent sur le fait que pour améliorer l’expérience des personnes noires dans le milieu de la santé, la société doit être informée de la manière dont elles sont traitées. Les facultés de médecine et la recherche scientifique doivent reconnaître la responsabilité qui leur incombe en matière de représentation des personnes noires et des autres groupes ethniques, que ce soit dans les études ou au sein des professions de la santé. Les fausses croyances fondées sur la couleur de la peau sont si profondément ancrées dans la pratique médicale qu’elles passent complètement inaperçues. Cette façon de penser doit cesser. Les personnes noires ont besoin de temps pour retrouver leur confiance dans le système médical.
« J’ai du mal à parler de mon expérience à des [personnes qui ne sont pas noires] parce qu’on me voit toujours comme cette femme forte. Comme je ne pleure pas sur leur épaule et n’ai pas l’air débraillée ou négligée, mes symptômes ne doivent pas être si graves, affirme Denise. Nous avons le droit d’être déprimées. Nous avons besoin de nous montrer vulnérables, d’être écoutées et d’être entendues. Je ne veux pas avoir peur d’aller voir mon généraliste. Tous les médecins doivent prendre conscience de leurs préjugés : les personnes noires ressentent la douleur. »
Nous avons le droit d’être déprimées. Nous avons besoin de nous montrer vulnérables, d’être écoutées et d’être entendues.
Quand Harriet est devenue mère (après que sa gynécologue lui a conseillé de tomber enceinte pour mettre fin à la douleur), elle a rejoint un groupe de soutien pour mères célibataires du YMCA qui ne s’est pas révélé l’espace sûr dont elle avait désespérément besoin.
« J’ai apporté une brochure sur l’endométriose, puis le bruit a immédiatement couru (malgré les ententes de confidentialité) que je cherchais à m’attirer la sympathie parce que j’avais une infection sexuellement transmissible, poursuit-elle. Comme je ne pouvais pas promettre de ne plus manquer de rencontres après m’être absentée pendant mes deux semaines de convalescence postopératoire, on m’a priée de quitter le groupe. Pourtant, la riche maman blanche qui avait raté cinq rencontres à cause de l’inondation de son condo a continué d’être accueillie à bras ouverts. Cette discrimination constante engendre de profondes séquelles à vie. Et la guérison semble à peu près impossible dans un réseau de la santé toujours gangrené par le racisme systémique.
Malgré son expérience traumatisante du racisme dans le domaine de la santé, Casandra trouve une forme de guérison dans le fait de raconter son histoire.
« L’endométriose est un combat à vie. Le racisme qui prolifère dans le système de santé, en particulier contre les femmes noires, est un combat de tous les instants. Si je peux raconter mon histoire et aider d’autres femmes noires à réaliser qu’elles n’ont pas à tolérer ce genre de traitement, alors mon parcours n’aura pas été vain, dit-elle. Je n’aurais pas osé raconter mon histoire il y a encore deux ans, de peur qu’un médecin m’entende et s’en serve pour m’infliger encore plus de discrimination. J’ose maintenant parler de mon expérience dans l’espoir d’épargner ce traumatisme à quelqu’un d’autre. »
Pour que Casandra, Denise, Harriet et toutes les autres puissent montrer leur vulnérabilité sans crainte, il faut créer des espaces sûrs propices aux échanges sur les questions raciales et l’endométriose.
Si vous avez besoin de soutien et que vous ne savez pas vers qui vous tourner, n’hésitez pas à nous contacter. Plus nous parlons de la façon dont la couleur de peau affecte le vécu des personnes atteintes d’endométriose, plus nous pouvons nous entraider et militer en faveur d’un meilleur traitement.
** Les noms ont été changés pour préserver l’anonymat des personnes.